M. Acacia Keynes ◈ Emily Browning

« J’arrive pas y croire ! Tu m’as menti, Cas… pendant tout ce temps ! » Elle m’observait de se regard brûlant comme elle seule savait le faire. « Ta mère a téléphoné. Elle te cherche. » Comment est-ce qu’elle avait trouvé le numéro de téléphone ? C’est toujours en mystère 5 ans plus tard. « Tu sais, ta mère ? Celle qui est censée vivre dans une secte ou quelque chose du genre ? Eh bien, on a eu une discussion très intéressante, elle et moi. Heureusement qu’elle m’a confirmé qu’Acacia est ton second prénom, parce que j’aurais sérieusement douté… » Ce jour-là, devant ma coloc, ma meilleure amie, mon cœur s’est pratiquement arrêté de battre. C’était en mai. On venait de terminer notre deuxième année à la fac et on devait passer un été de rêve ensemble. J’ai plutôt pris la porte pour ne plus jamais revenir.

J’étais fâchée. J’étais en colère contre ma mère, parce qu’elle n’avait pas le droit de faire irruption dans ma vie, pas le droit de revenir alors qu’elle avait fermé les yeux pendant tellement d’années sur les supplices qu’avaient enduré ses enfants sous ses yeux. J’étais en colère contre ma coloc qui se permettait de tout remettre en question alors qu’elle était la personne qui ait le plus effleuré la vérité derrière mon histoire parmi toutes les personnes que j’avais croisé au cours de mon existence.

Mes parents sont de fervents adorateurs de Dieu. Ils l’ont toujours été. Si la religion chrétienne n’est pas une secte, alors je ne connais rien à la vie. Je ne rappelle pas grand-chose de l’époque où je vivais sous leur toit, mais je me souviens clairement des visites à l’église tous les dimanches, des prières ponctuelles avant les repas et avant de se coucher. Je me rappelle aussi le bruit que faisait la ceinture de mon père lorsque l’un d’entre nous osait désobéir. Parfois, il m’arrive d’avoir des bribes de ces soirs où il se glissait discrètement dans ma chambre après que ma mère eut trouvé le sommeil, d’entendre sa voix douce et grave quand il me disait qu’il m’aimait et que c’était notre secret. La plupart du temps, je parviens à garder ces images et ces sons loin de ma tête, loin de mes rêves. Quand j’ai eu une dizaine d’années, ma mère a découvert le pot aux roses. Elle a préféré fermer les yeux et m’envoyer loin pour étouffer le problème.

Le pensionnat est arrivé comme une bénédiction. Un paradis comparé à cet enfer que je vivais dans la demeure familiale. Même l’été, on m’envoyait dans des camps de vacances. Tout pour garder l’adolescente que j’étais devenue loin de ce prédateur qu’était mon père. Je ne m’en plaignais pas. Ma mère disait à tout le monde que c’était ce que je voulais et presque tout le monde acceptait cette réalité sans trop rechigner. Avant longtemps, j’ai oublié la plupart des horreurs qui ont marqué mon enfance. Après le lycée, je me suis inscrite à l’université en littérature et j’ai déménagé à Londres où je me suis complètement affranchie de ma famille que je ne vois aujourd’hui qu’en de rares occasions.

L’intrusion de ma mère dans ma vie ce jour-là a fait beaucoup de dégâts. J’ai perdu ma meilleure amie. Cet été-là, j’ai fait mon premier voyage en solitaire. Je me suis retrouvée et j’ai compris qu’il vaudrait mieux, à l’avenir, d’éviter le sujet avec les gens que je rencontrerais. Aussi, je reste toujours un peu floue sur ma famille, mes origines et mon passé. Depuis que j’ai terminé mes études, je travaille dans une maison d’édition. J’ai commencé en tant qu’assistante avant d’être promue au titre d’éditrice junior. Moi qui ait toujours aimé lire, je m’y sens parfaitement dans mon élément.

J’occupe mon temps entre mes sessions de jogging, mes beuveries avec mes amis, mes escapades en voiture et mes cours du soir que je donne aux jeunes du lycée et aux collégiens.