Aloïs Rosenwald ◈ Francisco Lachowski

Avant d'avoir le respect, essaye d'avoir le mental
Mais mauvaise graine soulèvera des montagnes

T'asseoir ici devenait le supplice d'un long périple sans issus certaine. Tes journées, passées assis à cette chaise, cette même table, ces rituels quotidiens ne te laissais que plus de temps à repenser à tout, la douleur et la rage qui sommeillaient en toi, n'attendant que le moment opportun pour imploser dans ton esprit déjà meurtris par des souvenirs trop douloureux pour que tu souhaites réellement t'en souvenir. En avais-tu l'envie ? Non. En avais-tu la force ? Non. Mais la vie était cruelle et jusqu'au bout, elle te persécuterait d'images nuisible et insupportable que tu revivrais chaque fois que tu fermerais les yeux. C'est donc assis-là, à cette foutue table, attendant ton patron encore en retard, que tu fermes les yeux, espérant ne plus revoir ces sombres ébauches de ton passé, constatant sans mal et sans surprise que tout te revenais chaque fois en mémoire, plus vif, plus douloureux, plus violent encore. Vous étiez six. Six enfants soudés et pourtant déjà bien abîmés par la vie qui n'avait pas été des plus tendres avec eux. Une mère bien trop absente, constamment meurtris par l'envie destructrice de l'adrénaline dans son sang, un père sans merci, toujours présent pour distribuer des coups, sa vision à lui des cadeaux de la vie pour les enfants qu'il avait été capable de procréer, mais pas d'élever. Un douloureux moment qui tu le sais, t'auras marqué plus que tu n'oserais l'avouer. Les yeux clos. Tu te souviens. Tu te rappelles de ton frère qui s'interpose entre la poigne acerbe et ton corps encore frêle. Tu te souviens des tremblements et de la peur, de tes cris, de tes supplications. « Laisse-le, le touche pas, vas t-en! » Tu cris, mais seulement dans ta tête, tu n'as jamais le courage de hurler au visage de ton géniteur. Et pourtant, la culpabilité te ronge et tu la noies au plus profond de ton être en pansant chaque fois les blessures de ton protecteur, de ton gardien. Secrètement, le soir, il t'arrive de prier. Tu pries, mais tu ne sais pas à qui tu adresses tes requêtes les plus secrètes. Qu'importe, que ce soit Dieu ou une autre force supérieur, tu pries pour le cauchemar s'arrête et tu pries pour que jamais on te retire ce que tu as de plus précieux, ton or, ton oxygène. Tes frères et tes sœurs. Tu crèves intérieurement, tu t'obstines à te dire qu'à ce rythme, vous n'aurez jamais aucun avenir et pourtant en grandissant, malgré les coups, malgré ta mère qui se dégrade à vue d'œil, trop bornée à se défoncer, t'as la rage de vaincre, la rage de t'en sortir et de devenir quelqu'un de bien. De te construire un bel avenir. La promesse d'un avenir meilleure, tu la vois arrivée le jour où on vous enlève à vos piètres parents. La promesse de ton frère de toujours être là, sa promesse que jamais vous ne serez séparé, t'offre l'espoir d'un jour nouveau. Un espoir anéanti. Envoyé dans une famille, tu perds une partie de tes repères et n'est plus capable que de compter sur ton gardien, ton sauveur. Wolfgang est tout ce qu'il te reste de tes souvenirs brutaux. Ton ancre. Vous êtes proches et pourtant si éloignés, différents, mais tellement fusionnels. Il est ton pilier, ton dernier remparts pour ne pas sombrer et tu vois cette nouvelle famille comme un nouveau départ. Le départ pour une vie meilleure. Et c'est assis sur cette chaise, face à une table vide que tu repenses à tout ça. Tu repenses à cette chance que ton frère n'a pas su saisir, à ta rage et la colère qui t'envahit quand il te laisse seul, offrant une occasion de trop à votre nouvelle famille pour vous séparer pour de bon. Tu n'en veux pas seulement à ce foyer si accueillant de te retirer ton dernier pilier, mais aussi à ton frère de détruire à lui seul les dernières brides d'une famille trop bancale.

Cette fille que j'embrasse à du noir sur la joue
Elle m'a dit c'est pas ce que tu crois c'est à cause du froid
Mais j'ai su que c'était des pleurs
Je n'étais pas investi donc efface tes larmes.

Paumé. T'es paumé. Tu sors de ce foutu bâtiment après avoir passé la journée à prendre des notes de tout ce dont aurait besoin ton semblant de patron et t'es déjà assis devant un verre de soda, attablé à la table de la cuisine de ton petit appartement étudiant miteux. Tu songes au nombre de filles que t'as ramené ici dernièrement et tu t'essouffles vite à te dire qu'y en a beaucoup trop. Incapable de te poser calmement et sérieusement, tu ressens l'envie volage de papillonner de fleur en fleur. Tu les brises comme elles te brises, tu ne t'attaches plus. Connard. Salaud. Des noms, t'en passent et t'en entends tellement. Parfois, tu rêverais de partager avec elle un verre de plus, mais tu as en horreur ces merdes qu'elles consomment pour se sentir intéressante et tu t'éloignes brutalement. Les jolies filles courent les rues, mais elle courent aussi la débauche et la décadence. Tout a leur honneur, elles te rappellent à quel point tu as peur de sombrer dans la dépendance de l'oublie et dans l'amertume écœurante de la drogue. Tu te réfugies dans les coups d'un soir, dans les histoires sans prise de tête, la peur de tomber sur une femme qui pourrait être comme ta mère te pétrifies. T'y repenses un peu trop en buvant ton coca. Et comme toutes tes journées, tu sais que malgré tout ce que tu peux penser, tu recommenceras le lendemain, à faire la même chose encore et toujours. T'es terrifié parce que tu sais qu'un jour, ton passé vas te rattraper, tu l'as su quand t'as recroisé Wolfgang et que tout est parti en vrille, t'as fais preuve d'une rare violence, tu lui as fait comprendre que tu lui en voulais, mais tu sais aussi que tout peut aller mieux. Que plus jamais il ne te laissera tomber, que son souhait de réunir votre famille est d'une importance capitale et que tu ferais tout pour qu'il puisse lui aussi trouver le bonheur que tu as su trouver toi dans le journalisme. Tes études et tes ambitions de faire de ce monde un monde meilleur t'ont poussé à trouver ta voie. Dénoncer les faits les plus ignobles, sauver des vies, des familles, à ta façon. En offrant aux gens ce que ton don pour l'écriture peux offrir de meilleur. Tu mets à contribution du monde ta passion, pour sauver à ta façon, ta petite partie de vie. T'as la rage de vaincre et plus encore de prendre ta revanche sur la vie, tu te fais violence pour ne jamais devenir comme ton père et pour ne jamais lâcher prise. Parce que l'envie parfois, de tout abandonner est plus forte que la rage de vivre. Ta nouvelle famille est devenue plus importante que tu ne l'aurais cru et la crainte de ne pas être capable d'accorder ton amour à ta véritable famille te tord le ventre. Tu n'oses te confier à ton grand frère, mais tu as plus peur que jamais de ne pas être capable de les aimer comme tu devrais le faire. Tu ne te sens pas capable d'aimer, quand on est brisé, la seule vérité, c'est qu'on ne peut pas s'offrir aux gens et accorder à tous le véritable amour qu'ils méritent de notre part.

Cette nuit j'ai pas dormi, on m'a appris un décès
Un ange nous a laissé
J’repense à toutes les fois ou j'ai dit : "Je suis pressé"
Au lieu de la voir quand je zonais sur le PC.

Et t'as passé la nuit à cogité. Difficilement, tu réalises ton absence et les absences qui t'entourent. Ces fantômes de ta vie que tu ne vois plus que par occasion. On boit un verre le samedi soir et on se voit plus avant le mois d'après. Et puis un jour, on s'voit plus du tout et les dernières nouvelles qui tombent sont sinistres et douloureuses. Tu portes le deuil et tu apportes encore une couche de rage à ton esprit qui fulmine et se prépare à imploser. T'as perdu des proches dont tu n'étais plus si proche et les mauvaises nouvelles tombent. 24 avril 2015. Marqué par la douleur de la perte, tu y repenses chaque soir avant de retourner dormir. Certains perdent leurs parents, leurs femmes, leurs amis. Toi, tu as perdu un repère. Antonin était un gamin plein de vie qui passait ses journées à prendre des photos dans la rue au lieu d'être au lycée. Ses parents avaient fait appel à toi après avoir remarqué la facilité dont le gamin se confiait à toi et t'avais demandé de l'aider à revenir à la raison, de ne pas arrêter les cours. Tu retrouvais ce semblant de bases, il te rappelait ta bataille pour pousser ton grand frère à ne pas abandonner. Et un matin, quelques jours après qu'il a repris les chemins de l'école, tu reçois ce coup de téléphone. « Aloïs il faut que tu viennes [elle pleure. elle renifle] c'est Anto. [elle sombre et tu l'entends pleurer de nouveau.]» L'gamin est allé faire un tour dans les usines abandonnées de Gloucester, il a fait une chute du haut d'un toit. Mort sur le coup. Comme ta conscience. Morte. Comme la part de toi qui n'avait pas sombré. Morte. Tu te raccroches à ta famille, à tes études, à ton boulot. Mais chaque photo prise dans les studios de ton patron te rappelle à quel point il est dangereux de vouloir vivre de sa passion.Il ne te reste que ton espoir, ta rage de vaincre et ta colère enfouie pour faire de ce putain de monde ton royaume. Ton monde sur lequel tu régneras, maître du temps, maître des idéaux. Influenceur du monde, influenceur de l'avenir. Ton frère est le loup solitaire, tu es le pilier d'une sombre révolution.

Encore, elle va bien s'amuser dans cet état d'urgence
Alors elle va danser faire semblant d'exister
Qui sait ?
Si on ferme les yeux on vivra vieux

Puisque on est jeune et con
Puisque ils sont vieux et fous
Puisque les hommes crèvent sous les ponts
Et ce monde s'en fout
Puisqu'on est que des pions
Contents d'être à genoux
Puisque je sais qu'un jour nous gagnerons à devenir fous