Le monde jusqu'à présent n'a jamais tourné rond, comme si, tout me prédestinait à devenir celui que j'étais, et comme si tout ce qu'il y avait de beau en une vie ricochait sur le sol avant de pouvoir m'effleurer. Comme ce jour, lors de mes dix sept ans, on m'arrêta pour détention de drogue, m'envoyant en travaux d'intérêts généraux, au moment où je pensais que mon futur n'en serait plus que désastreux. Mais alors, assis sur une chaise bancale en plastique douteux, c'est là que j'ai rencontré son regard. Elle m'observait comme si elle avait vu la plus répugnante créature du monde dans lequel nous étions, comme si le fait de me regarder la faisait souffrir au plus profond de son être. Et je savais bien que je n'étais pas la personne la plus belle au monde, mais j'étais conscient, tout de même, de ne pas être ce qu'elle semblait voir de moi. "
Lola et Glenn ! Vous serez au nettoyage du lac aujourd'hui. Alors, mettez vos bottes en caoutchouc et prenez des gants !" La voix de l'agent de probation me sifflait dans les oreilles comme le chant nasillard d'une chanteuse de cabaret dégueulasse. Je me pinçais le nez, puis me leva les bras croisés afin de suivre Lola, cette fille qui sans même m'avoir parlé, me haïssait déjà. Dans les vestiaires, elle me toisa, tandis que j'enfilais mes bottes avec difficulté. C'est alors que sa voix résonna dans la pièce. "
J'te jure que si t'essaies d'me pécho, je t'arrache les couilles avec les dents." Surpris, j'ai balbutié "
Heu... bah..." Je me repris, sautant sur mes pieds. "
Mais t'es une grosse malade !" Sa main fend l'air, rebondissant sur ma joue avec panache, en un claquement brut, une douleur sur ma joue. "
Saloperie d'pervers !" J'écarquillai les yeux. "
Mais putain tu parles de quoi là ?!" Elle n'a pas répondu, a juste détourné les yeux pour me tourner le dos. J'ai soufflé, et l'ai suivi jusqu'au lac où, immergés jusqu'aux genoux, nous ramassions les déchets qui polluaient le peu de nature qui nous entourait. Nous sommes restés silencieux, même si nos regards trahissaient ce que nous pensions l'un de l'autre. Elle me prenait pour un connard de pervers, je la prenais pour une connasse psychorigide paranoïaque. Mais le temps a passé, les mois venaient de défiler, une complicité florissante entre nous. Et encore aujourd'hui je n'sais pas, si c'était uniquement parce que nous passions énormément de temps ensemble en tant que binômes de TIG, ou alors, parce que finalement, nous avions appris à voir au delà de notre première impression. Le moindre regard, le moindre sourire, le moindre souffle me faisait sombrer dans un état second, où les battements de mon palpitant s'affolaient à m'en faire perdre la raison, et où mon souffle, court, devenait presque douloureux. Et je me souviens que j'avais mal... ça faisait mal de la regarder. Car relayé au second plan, dans l'ombre de Marvin, elle me narrait son amour pour lui, et toutes ces choses que je ressentais à son égard, elle ressentait la même chose pour lui. Mais aujourd'hui, j'en avais marre. J'en avais marre d'elle, de lui, d'eux. Et alors que je récurais les murs de la ville, elle me jeta son éponge à la gueule. "
Bordel de merde mais t'as quoi aujourd'hui putain Glenn !" Je soufflais. "
Rien." Elle ricana. "
T'as encore tenté de sauter une fille mais elle voulait pas écarter ses cuisses c'est ça ?" Elle s'est avancée. "
J'veux pas t'vénère, mais tu joues pas dans la même cours que les meufs que tu veux niquer." Je balançai mon éponge sur le sol, envoyant valser le seau d'un coup de pieds rageur. "
Tu me bandes, Lol'." Elle s'est indignée. "
Heu... c'est quoi la merde là ?" Elle n'avait jamais rien compris. Jamais. "
Y'a que j'en ai marre d'entendre parler à longueur de journée les péripéties du ship Lovin." Elle fronça les sourcils. "
C'est dégueu comme nom de ship mec." Je m'avançai. "
C'est pas l'problème, le problème c'est que moi, j'ai juste envie d'être à la place de ta fiotte de Marvin. C'est un gros con, une putain de baltringue fini à la pisse. Et le pire c'est que tu m'en parles, alors que tu sais très bien. Tu sais très bien que pour moi il est un putain de problème." Elle semble soucieuse maintenant, et je suis si près d'elle. Je sens son souffle chaud caresser mon visage avec délicatesse. Et elle murmure. "
Non j'en sais rien." Je me penche. "
Je t'aime Lol."
Si vous vous le demandez, elle n'a pas quitté Marvin pour moi lors de ma déclaration. Elle m'a juste giflé en me traitant de tête de bite avant de ramasser son éponge et se retourner pour nettoyer son putain de mur. Non, elle s'est offerte à moi quelques mois plus tard. Un soir, alors que nous finissions nos TIG, une espèce de fête dégueulasse de fin de "séjour" au foyer communautaire. Bourrée, elle s'était ainsi adonnée à un baiser des plus envoûtant. Tout d'abord, elle regretta, n'osant plus se regarder en face. Elle m'évita même, les jours qui suivirent lorsque par "hasard" nous nous croisions dans son quartier. Et un jour, alors que seul dans mon appartement je regardais la télévision, elle sonna à la porte. Ses yeux emplis d'inquiétude, la peur du regret lui tenant le ventre. "
Lol..." Elle s'avance "
Et après qu'est-ce qui va se passer putain ?" J'hausse les épaules. Elle soupire. "
On va tomber amoureux l'un de l'autre c'est ça ? On va habiter ensemble, finir par se marier et avoir des gosses ? Je vais finir comme ces vieilles meufs en vivant des allocs ?" Je m'appuyais contre le mur. "
Woah, tu pars vraiment trop loin meuf. Mais... Je sais juste que tu peux commencer par tomber amoureuse de moi." Et ce fut le cas, elle tomba amoureuse de moi, et pour tout dire, elle l'était déjà, à l'instant même où elle s'était mise en tête de venir me voir. Et à partir de ce jour, dix ans d'amour. Dix ans d'amour incroyables, explosifs. Des disputes horribles, un bonheur qui en ferait pâlir les personnages de films d'amour. On était ni gnangnan ni profondément niais comme la plupart des ges aujourd'hui. Notre histoire avait du panache, avec une touche de bizarre mais nous la vivions pleinement. Elle emménagea chez moi quelques années après le début de notre aventure, à l'aube de ses vingt quatre ans. Je vivais pour elle, travaillant dans un bureau tabac d'un quartier pourri de Bristol, tandis qu'elle s'adonnait corps et âme dans ses études d'Arts plastiques. Le bonheur s'emparant de moi de plein fouet, de manière intense. Et cette dixième année... "
J'suis enceinte G'." Le paroxysme. Quatre mois qu'elle portait le fruit de mes entrailles. "
T'es heureux au moins Glenn ?" Je me pinçais les lèvres. "
Bien entendu. Je vais travailler plus au tabac et, t'en fais pas, on manquera de rien. Et puis, y'a les alloc'." Elle a ri, repensant à ce qu'elle m'avait dit le soir de sa déclaration. On a fini par arrêter les conneries. Plus de drogue, elle a arrêté l'alcool, je n'ai même plus osé fumer en sa présence. On s'est assagit, on allait devenir parents. Tout ça, ça change un homme. Puis peu à peu, son ventre s'est arrondi. Chaque jour me repassant en boucle l'enregistrement de l'échographie de notre enfant. Une fille. Hélia. Mais une chose manquait à notre bonheur. Le grand saut, l'union d'une famille. Je me décidai à la demander en mariage. Elle aurait la bague au doigt, porterait mon nom. Mon meilleur ami Mickey, m'accompagna dans la ville entière, à la recherche d'un bijou unique, reflétant l'aventure atypique que nous avions vécus jusqu'alors, elle et moi. Un écrin entre les doigts, j'observai la pierre étincelante symbolisant notre histoire. Mon amour. Lol. Mon existence. Sans grande surprise, elle accepta, et cette année, fut pour moi sans conteste, la plus heureuse de ma vie. Cela fait maintenant cinq mois qu'elle se développe, qu'elle apparait peu à peu pour s'ouvrir au monde. Je l'aime elle aussi, même si elle n'existe pas encore totalement. Lol est l'amour de ma vie, Hélia l'est aussi. C'est l'hiver sur Bristol, la neige s'abattant sur le bitume sans relâche, le recouvrant de son épais manteau blanc. Deux tasses de chocolat chaud dans les mains, je m'approchais de la jeune femme en silence. Elle observait les flocons valser dans l'espace, emmitouflée dans une couverture polaire noire, lovée dans le renfoncement d'une fenêtre ovale. "
Tu as encore mal ?" Elle se tourna afin de saisir la tasse en me remerciant, tandis que je m'asseyais dans un fauteuil à côté d'elle. Elle souffla sur le chocolat fumant. "
Oui mais, ce n'est que passager, ce n'est rien." Elle porta la tasse à ses lèvres. "
Lol chérie, je préférerais que tu ailles voir un médecin, c'est peut-être Hélia." Elle a souri, puis rit, puis m'attrapa la main. "
Non mais Glenn, c'est qu'une putain de gastro ! Mais si ça te rassure, j'irai. Il me donnera p'tet un bouchon pour le cul." Elle rigole, c'est une abrutie. Ses blagues à deux balles je les connais par coeur, et pourtant, elle me fait toujours rire, c'est comme si nous n'avions jamais changé intellectuellement, depuis dix ans, comme si entre nous, nous avions préservés la magie de nos débuts, de nos dix sept ans.
Mais le bonheur ne dure qu'un court instant pas vrai ? Alors qu'elle allait voir son médecin comme convenu le lendemain. Le drame arriva, le genre de drame qui fait de la vie d'un homme un enfer, un lointain souvenir qu'il ne peut toucher du doigt. Comme s'il fuyait loin pour ne jamais revenir, et ainsi être possédé par quiconque. Comme si au fond, cet homme, qui était moi, n'y avait pas droit. Une voiture folle, glissant sur le verglas. Du sang, encore et toujours, la douleur, la perte, les pleurs d'une mère effondrée qui ne verra jamais son enfant. Le gouffre sans fond. La culpabilité, la dépression, mon impuissance. La douce décente aux enfers, de nouveau mon impuissance. La drogue, sa dépendance. Cloîtrée dans le noir, elle consomme sans jamais s'arrêter, enveloppée dans sa couverture face à sa culpabilité. "
Lol... chérie, tu... viens avec moi ok ?" Je la trainais presque jusqu'à la salle de bain, observant avec déchirure ses jambes flageolantes qui avaient peine à la porter. Je l'ai dévêtue avec délicatesse, me pinçant les lèvres, me retenant de sombrer en larmes à la vision de l'intérieur de ses coudes, meurtris de piqûres de seringues. Je la lavais, tentant de la laver de sa douleur, essayant de récupérer de sa souffrance, qu'elle puisse la partager. Mais quoi que je fasse, rien y faisait. Elle gardait tout, comme si, elle ne voulait plus se battre et résister. Comme si pour elle tout était fini, qu'elle avait honte en plus de se sentir coupable. Elle n'osait plus me regarder, je n'arrivais qu'à peine, moi, à le faire. Je retenais mes gestes, mon souffle, de peur de la briser sous l'effleurement de la pulpe de mes doigts. Ma fleur, délicate, mon essence, semblait être morte, fragilisée, perdant toute sa splendeur, bien que je fasse tout pour l'apaiser. Des mois durant. Mais je ne pouvais cesser de travailler, tout les jours j'y allais, la peur au ventre qu'à mon retour, elle se soit encore piquée, droguée à mort, ou je ne sais quoi d'autre. "
Tu... Tu veux venir avec moi ? Tu veux que je t'amène chez ta mère ? Une copine ?" Mais elle s'est juste contentée de se tourner vers le mur carrelé tandis que l'eau s'abattait sur son visage. Je baissais la tête, puis me leva afin de mettre mon manteau et partir en regrettant ma vie passée. Mes journées aujourd'hui ressemblaient à m'occuper de Lola, travailler au tabac, rentrer, et m'occuper de Lola. Mickey m'aidait comme il le pouvait, mais il fallait le dire, il était tout aussi impuissant que moi. Ma vie en suspens, comme si la possibilité de passé outre était impossible. Et d'ailleurs, ça l'était. Hélia avait tout été. Mais ce soir, alors que je suis rentré, elle ne répondit pas lorsque je l'ai appelé. Je me suis dirigé vers la salle de bain, observant le sol avec mépris, une seringue jonchait le sol, des gouttes de sangs séchées un peu partout. Elle s'était encore piquée. Mais pas que, j'en étais sûr. Je me suis dirigé vers la chambre où sur la table de chevet, des rails de coke étaient alignés, Lola, allongée sur le lit, ne bougeait pas. La panique, la faire vomir, l'hôpital, l'overdose, le monde entier qui s'effondrait sous mes pieds. Et enfin la visite, lorsque tout est fini mais qu'un nouveau chapitre encore sombre commence. Je me suis approché d'elle lentement, alors qu'elle regardait le moniteur de l'appareil qui montrait sa fréquence cardiaque. Elle soupira lorsqu'elle me vit, j'ai pleuré lorsqu'elle le fit. Me haïssait-elle à ce point ? Au point de soupirer lorsque j'étais présent ? "
Casse toi Glenn." Je caressai nerveusement le tatouage "LOL" de ma main gauche. Je l'aimais tant, je l'aimais tellement. Je ne la reconnaissais pas. C'était comme si, ces dix ans n'avaient jamais existé, comme si nous en étions revenus au point zéro. "
Lol je... Je sais plus quoi faire pour toi." Mon coeur s'emballa lorsqu'elle posa enfin un regard vivace sur moi. Un vrai regard. "
Tu m'emmerdes Glenn." Elle tripotait sa bague de fiançailles avec nervosité. "
J'ai jamais voulu être avec toi à la base. J'voulais même pas que tu m'approches et j'étais heureuse ! Et maintenant voilà où j'en suis. Mon coeur bat mais je suis morte Glenn !" Et c'était vrai, elle est morte la semaine suivante, lorsque sans surveillance, elle s'était jetée d'une fenêtre au quatrième étage. L'on m'a rendu ma bague de fiançailles, que j'ai déposé sur son écrin, et qui finalement, fut placé dans ma poche, histoire de ne jamais la perdre, puis enfin sur une chaine, que j'ai accroché à mon cou. Mais vivre dans la ville où le fantôme des souvenirs de Lola me suivait partout, m'était devenu insupportable. J'aurai pu m'y faire à la longue, mais pour tout dire, je n'en avais aucune envie. L'appartement, la ville, tout me semblait alors sombre, empli de souvenirs trop douloureux pour pouvoir faire face. Alors je suis parti, tout simplement.
Lola est partie, Hélia n'a jamais eu le temps d'exister, et moi je survis. Je survis dans une ville qui me semble encore inconnue, cette Londres que je n'avais jamais vraiment vu auparavant de mes propres yeux. Ayant acheté un bar-tabac dans le quartier de Camden, je me suis installé dans l'appartement du dessus, espérant reprendre ma vie en main, sortir de cette dépression qui semblait vouloir s'emparer de tout mon être. Mais le plus important, c'est que malgré l'année qui venait de se passer, je n'oubliais pas. Je n'oubliais pas l'amour que j'avais pour Lol, gravée à jamais sur ma peau, à la vue de tous. Je n'oubliais pas cette vie qui m'avait comblée de bonheur. Je n'oubliais pas qu'elle n'était plus, mais je n'oubliais pas non plus la possibilité qu'un jour, je sois de nouveau heureux. Un jour.